Powerblog de l'Institut Acton

L’impasse existentielle : à propos d’un risque

     Ma participation, le 12 mars 2024, à la Conférence internationale portant sur « Vérité, justice, liberté dans un monde pluri-anthropologique », parrainé par l’Acton Institute et l’Université Pontificale Grégorienne, a particulièrement attiré mon attention sur les défis anthropologiques que pose le transhumanisme ou le posthumanisme, au plus fort de la numérisation et de la robotisation du social. Si ces idéologies qui sont proches d’une philosophie évolutionniste et du surhomme, et basées sur les progrès de la biologie et de la technologie, affectent la liberté religieuse et humaine. C’est qu’elles jouent d’une part des conceptions éclatées de l’espèce et de la dignité humaines comme l’eugénisme et le transgendérisme (transgenrisme), et d’autre part des politiques instrumentales du vivant et des corps.

     Cette conférence à laquelle ont participé plus de 500 personnes de plus de 60 pays, a permis de réfléchir sur le contexte culturel actuel en lien avec la nature humaine, les enjeux politiques, économiques, éthiques, judéo-chrétiens et traditionnels qui en découlent. D’excellentes réflexions ont été formulées, en particulier par Michael Miller qui a évoqué « Les cinq fausses anthropologies » (télécharger le texte en anglais) qui ne se sont pas profondément enfouies dans la conscience publique. Elles déforment la possibilité d’une véritable justice et d’une véritable liberté nourries dans une société civile qui respecte la personne humaine faite à l’image et à la ressemblance de Dieu. Une personne qui est libre et responsable de prendre soin de son prochain parce qu’elle comprend quels sont les besoins de ce dernier, conformément à une conception de la nature humaine selon la loi de Dieu. Le professeur Miller a parlé de la manière dont la personne humaine est idéologiquement réduite à une simple marchandise, à la sexualité, à être une source de problèmes pour l’environnement, à un objet politique manipulé par les puissants.

     Au fond, les conceptions et les politiques sus évoquées ramènent l’homme à un degré existentiel zéro, assimilable au nihilisme, malgré la prétention de vouloir le recréer et le porter à la perfection, à la faveur des innovations technoscientifiques. Ce qui est en jeu, ce sont : la relativisation de la vérité « ontologique » et morale de l’homme comme sujet pensant doté de caractéristiques spécifiques, l’instrumentalisation de la personne humaine et de sa relation à Dieu (transcendance). Il s’agit aussi de sa nature de sujet social, d’une forme de virtualisation du social, de la possible déshumanisation de l’homme, de la dénaturation de sa liberté, et du bouleversement de « l’ordre naturel » des choses. Tout cela aboutit à des formes d’anarchismes moraux et à la difficulté de définir l’Homme en soi et sa finalité, avec comme conséquence une forme d’impasse existentielle.

     Le devenir humain de l’homme et de la planète est alors questionné, à côté d’une réserve d’imagination qui ne tarit pas au plus fort de la promotion de l’intelligence artificielle. L’idéologie « woke », dont l’idéal de justice sociale et raciale a depuis été dilué dans le relativisme de la postmodernité, est un site d’observation de ces trajectoires matérialistes et constructivistes de l’être, de la morale, de la sexualité et de la race. La pensée de Michel Foucault[1] qui a lancé une célèbre boutade sur le relativisme en sert les prémices: « L’homme ? Une espèce animale minuscule et extravagante qui, fort heureusement, n’a qu’un temps. La vie sur Terre ? Un instant fugitif, un accident, une exception sans conséquence qui, au regard de l’ensemble de la Terre, reste dépourvue de la moindre conséquence. La Terre elle-même ? Comme tous les autres astres, un hiatus entre deux néants, un événement dépourvu de finalité, de raison, de volonté, de conscience de soi ».

     Rappelant les risques de la cancel culture, de la surenchère identitaire et du glissement de l’excès de vertu vers le vice, le wokisme donne aussi à voir l’impasse existentielle sus décrite. Cette impasse est produite par la dévalorisation et la grande élasticité de la vérité (post-vérité) ; elle souligne que la dérive mythique du posthumanisme doit être urgemment maîtrisée. Cela passe par la remise de la sociabilité, du jeu relationnel et démocratique et de la dignité humaine au centre des politiques de la personne dont la fabrique par les États relève actuellement plus des logiques capitalistes de production, de rentabilité et de pouvoir.

     L’on comprend alors la récente publication de la déclaration Dignitas Infinita par le Dicastère pour la Doctrine de la Foi, qui redéfinit ce qu’est la personne humaine et souligne l’exigence de protection de la dignité humaine à tous les niveaux dans une société véritablement libre et juste. On y lit ceci :

Bien qu’il existe aujourd’hui un consensus assez général sur l’importance et la portée normative de la dignité et de la valeur unique et transcendante de tout être humain,[14] l’expression “dignité de la personne humaine” risque souvent de se prêter à de nombreuses significations et donc à d’éventuels malentendus [15] et «contradictions qui conduisent à se demander si l’égale dignité de tous les êtres humains […] est véritablement reconnue, respectée, protégée et promue en toute circonstance ».[16] Tout cela nous amène à reconnaître la possibilité d’une quadruple distinction du concept de dignité : dignité ontologique, dignité morale, dignité sociale et enfin dignité existentielle. Le sens le plus important est celui de la dignité ontologique qui concerne la personne en tant que telle par le simple fait d’exister et d’être voulue, créée et aimée par Dieu. Cette dignité ne peut jamais être effacée et reste valable au-delà de toutes les circonstances dans lesquelles les individus peuvent se trouver. Quand on parle de dignité morale, on se réfère plutôt à l’exercice de la liberté de la créature humaine. 

     Cela dit, dans un contexte de pluralisme anthropologique et de civilisation technoscientifique, le risque d’une « dévaluation » de l’Homme, d’un rétrécissement de sa dignité et de son espace existentiel est bel et bien réel. La vérité, la justice sociale, la liberté (religieuse), l’éthique économique, et même la démocratie et la paix, bien qu’étant des notions autonomes, doivent se réinventer et se doter d’une profondeur doctrinale. Celle-ci les adapterait aux défis techniques de la globalisation en créant entre elles des ponts substantiels qui faciliteraient leur commerce. La perspective, entre ces notions, d’un combat, d’une concurrence ou d’une victoire de l’une sur l’autre ou sur les autres, est ruineuse. Cette perspective porte également un coût à la richesse anthropologique du monde, normalement destinée à l’émancipation de l’homme et qui met en lumière la valeur morale de la distinction et de la complémentarité de toutes les notions précitées. Ni la liberté, ni la vérité ou la justice ne sauraient s’autodéfinir comme fin ultime, au risque d’une normalisation du nihilisme. C’est sur ce socle d’échanges moraux et définitionnels que devrait se construire l’équilibre des rapports humains, politiques, sociaux, culturels et économiques.

     Ces leçons amènent à penser du posthumanisme qu’il s’agit d’une brèche dangereuse ouverte dans l’humanisation du monde. Ses prétentions suscitent, de par les incertitudes dans lesquelles elles plongent les calculs axiologiques, une impasse et de sérieuses interrogations sur l’avenir de la planète. Le déploiement et le développement du surhomme ne peuvent se déprendre de la vertu et d’une certaine éthique du vivant ou du sujet social. C’est lui qui pense, agit, invente, se réinvente en tentant de se surpasser et atteindre la perfection. S’il n’y a certes pas matière à un pessimisme défaitiste, il y a des enjeux renvoyant à la finalité de l’homme et à la vie terrestre dont il faut discuter sur la base des valeurs religieuses, celles du christianisme notamment.

D’où la pertinence de cette pensée de Michael Miller à la fin de son intervention :

En conclusion, les fausses visions de la personne que j’ai exposées sont utopiques et nihilistes. Ce sont des anthropologies du désespoir qui provoquent la souffrance, l’anxiété et la confusion. Pour y remédier, nous devons enseigner l’anthropologie. Nous devons savoir qui nous sommes. L’anthropologie catholique représente pour nous un énorme avantage – philosophique, théologique, scientifique et existentiel. La vision catholique de la personne est la plus cohérente, la plus belle, la plus conforme à notre expérience vécue en tant que personnes humaines. Et nous devons l’enseigner non seulement avec des mots, mais aussi par la liturgie, qui est une catéchèse non linguistique, et par l’amitié, les communautés et ce que Peter Berger a appelé les “structures de plausibilité” qui démontrent la valeur du mariage, de la famille et des relations humaines profondes.

[1] Cf. Michel Foucault dans L’Ordre du discours, Éditions Gallimard, 1971 ; et Dits et Écrits I, Éditions Gallimard, 1994.

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